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Littérature anglaise - Page 73

  • Lire avec Virginia

    Comment lire un livre ? « Avant toute chose, je voudrais signaler la note interrogative à la fin de mon titre », déclare Virginia Woolf au début d’une conférence dans une école privée pour jeunes filles en 1926. « Même si je pouvais répondre à la question pour ce qui me concerne, la réponse ne s’appliquerait qu’à moi, et non à vous. Le seul conseil, à vrai dire, qu’on puisse donner sur la lecture est de ne pas suivre de conseils, de se fier à son instinct, de faire usage
    de sa raison et de tirer ses propres conclusions. »

     

    A Comment lire un livre (2008), second tome du Commun des lecteurs (The Common Reader) traduit par Céline Candiard pour L’Arche, il manque ce point d’interrogation. Les quatorze pages du texte éponyme, à la fin du recueil, sont un joyeux appel à la liberté du lecteur – « Partout ailleurs des lois et des conventions peuvent nous contraindre – mais pas ici. » Woolf y sème des balises : éviter les idées préconçues (« Ne donnez pas d’ordre à l’auteur ; efforcez-vous plutôt de vous mettre à sa place »), allier une « grande finesse de perception » à l’audace d’imaginer. Et après toutes les impressions recueillies, « attendons que la poussière de la lecture retombe, que les conflits et les interrogations disparaissent ; marchons, parlons, enlevons à une rose ses pétales mortes, ou dormons. »
    Alors seulement viendra le temps de juger et de comparer.
     

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    La géniale Anglaise est une sorcière des mots. Comment fait-elle pour m’amuser autant à lire ses études et ses articles sur des écrivains anglais que je n’ai pas lus pour la plupart, des romanciers, mémorialistes, femmes éprises d’indépendance, poètes ou penseurs ? Avec Virginia Woolf, l’esprit est à la fête grâce à une prose rythmée, dansante, parfois tranchante, à ce registre original qui transforme le sérieux d’une réflexion en conversation de bonne tenue, spirituelle, où les idées ne sont jamais loin des choses les plus concrètes, les plus charnelles, bref, de la vie.

     

    Les entrées en matière sont irrésistibles, les chutes souvent sublimes – « et quand nous disons qu’Harvey vécut, cela signifie qu’il eut des disputes, qu’il fut assommant, ridicule, qu’il lutta, qu’il échoua, qu’il eut un visage semblable au nôtre : un visage changeant, variable, humain. » (Les Elizabéthains, ces étrangers) La lecture est un combat solitaire, rappelle-t-elle après s’être intéressée à la biographie de Daniel Defoe. « Car il reste avant tout le livre lui-même. On aura beau se contorsionner dans tous les sens, s’attarder et tourner autour de lui, c’est une bataille solitaire qui nous attend au bout du compte. » (Robinson Crusoé)

     

    On apprend donc à lire avec les yeux mais aussi avec les oreilles, à découvrir la perspective choisie par un écrivain, à reconnaître un chef-d’œuvre, tout en faisant connaissance avec des Anglais plus ou moins illustres que Woolf excelle à portraiturer, nourrie par la lecture gourmande de leurs biographies ou de leurs correspondances. On comprend pourquoi « une fille portant un petit sac de satin vert » est plus importante pour Sterne qu’une cathédrale (Le Voyage sentimental), comment un graphomane « finit par disparaître comme dans un nuage de mots » (La soirée du Dr Burney), dans quelles circonstances Virginia W. aurait pu commettre quelque inconvenance dans « l’ardeur maladroite » de son admiration (« Je suis Christina Rossetti »). 

     

    « Derrière la fusillade fantasque de la presse », il existe une autre sorte de critique, « l’opinion de gens qui lisent par amour de la lecture, lentement et avec plaisir ». – « Puis soudain son récit lisse vole en éclats, de nouvelles perspectives s’ouvrent, et l’on a la vision soudaine de quelque chose qui ne cesse de s’envoler, de s’échapper, et le temps s’en trouve suspendu. » (L’Autobiographie de Thomas De Quincey). En refermant cet essai, je me dis qu'il fait partie de ces livres qui, écrit Virginia Woolf, ont sur nous « un effet similaire à celui de la musique »

  • Etrange sensation

    « Lady Slane éprouvait pleinement cette étrange sensation que l’on ressent lorsqu’on est laissé seul pour la première fois dans une maison inhabitée qui va peut-être vous appartenir. Elle regardait par la fenêtre du premier étage, mais son esprit vagabondait, descendait l’escalier, pénétrait dans chaque pièce. Très vite, elle s’était sentie chez elle, et c’était là le signe qu’elle et la maison allaient s’entendre. »

     

    Vita Sackville-West, Toute passion abolie 

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  • Complètement égoïste

    Pendant quatre-vingt-huit ans, elle a été celle qu’on attendait qu’elle soit. La jeune fille bien élevée qui dit « oui » au jeune Holland à l’avenir prometteur, la mère attentive à ses enfants, l’épouse du vice-roi des Indes, un gentleman. A la mort d’Henry Lyulph Holland, premier comte de Slane, quatre-vingt-quatorze ans, elle tient encore son rang admirablement. Les enfants de Lady Slane se disent : « Mère est merveilleuse » ou « Grâce à Dieu, Mère n’est pas une de ces femmes de tête » et bientôt « Mère n’a pas le sens pratique ». S’ils ne sont pas très fortunés, au moins il y a les bijoux somptueux portés aux Indes. D’elle-même, elle les donne au fils aîné – « Il avait le sens de l’argent, pas celui de la beauté. Elle avait le sens de la beauté, pas de l’argent. » Mais là finit la soumission. Non, elle n’ira pas vivre chez ses enfants à tour de rôle. Elle connaît une maison à Hampstead, avec un joli jardin plein sud, des pêchers le long d’un mur. Elle y vivra seule, avec la fidèle Genoux qui la sert depuis les Indes. Sa décision est prise.

     

    C’est donc un portrait de Lady Slane que peint Vita Sackville-West, « poétesse, romancière, essayiste, biographe, traductrice et jardinière anglaise » (Wikipedia), dans Toute passion abolie (All passion spent, 1931), le roman d’une émancipation. « Pour Benedikt et Nigel qui sont jeunes, cette histoire de personnes âgées », dit la dédicace. Une réflexion pleine de finesse et d’ironie sur le temps d’une vie, les choix, la volonté d’être soi, de décider librement qui l’on veut voir ou pas, avec qui partager ses heures. 

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    « Quatre-vingt-huit ans… Cette conscience, cette sensation d’être âgée était étrange, vraiment intéressante. Son esprit était aussi alerte que jamais, on
    aurait dit qu’il était même d’autant plus aiguisé qu’il sentait l’échéance prochaine et entendait profiter au maximum du peu de temps qui lui restait. (…) En allant seule à Hampstead, elle oubliait son âge, se sentant même plus jeune que jamais, impatiente d’entamer cette nouvelle étape de sa vie, même si c’était la dernière. »

     

    Le propriétaire, M. Bucktrout, lui propose un bail d’un an. Il est visiblement heureux de lui louer sa maison, lui qui s’est convaincu que « les plaisirs de la contemplation sont plus grands que ceux procurés par l’action. » Il devient, avec le vieil artisan chargé de rénover et d’aménager les lieux, l’interlocuteur privilégié de Lady Slane, lui apportant une plante ou un bouquet, « un peu comme s’ils s’étaient inscrits avec elle pour la dernière valse, celle qui précède l’instant où l’orchestre va se taire à jamais. » Pleins de courtoisie les uns vis-à-vis des autres, ils se parlent sans s’interrompre, prennent régulièrement le thé ensemble, au grand plaisir de Genoux qui aime voir apprécier la compagnie de « miladi ». Il s’agit « d’être, tout simplement », et tant pis pour ceux qui jugent cela complètement égoïste.

     

    Quand elle est seule, Lady Slane songe à sa vie, à la jeune Deborah Lee qui aurait aimé être artiste peintre. « Elle se souvint qu’une ombre sur un mur lui procurait un plus grand plaisir que la vision du mur lui-même, la manière avec laquelle
    elle avait observé un ciel orageux, une tulipe au soleil… »
      « Oui, c’était cela la jeunesse, hésitant comme on le fait sur le seuil d’une demeure inconnue, prête pourtant à se lancer poitrine en avant contre une lance. »

     

    Un troisième homme fait irruption dans sa vie. FitzGeorge, le vieil ami très riche de
    son fils Kay, l’a connue aux Indes. Cet excentrique réputé « vivait plus que modestement, dans un deux-pièces au dernier étage d’une maison de Bernard Street, n’appréciant les œuvres d’art que s’il les avait découvertes lui-même, et toujours à bas prix. » Soucieux de préserver l’intimité réclamée par sa mère, Kay ne lui a pas transmis ce vif désir de rencontrer celle qui reste pour son ami la vice-reine des Indes. Alors FitzGeorge se rend de lui-même à Hampstead où il est accueilli poliment. Lady Slane ne se souvient plus de lui. Mais quand il lui rappelle les circonstances précises dans lesquelles ils ont fait connaissance aux Indes, « Lady Slane avait peut-être quatre-vingt-huit ans, mais pendant quelques secondes, passa entre eux le courant qui relie tout homme à toute femme. »

     

    Vita Sackville-West, qui fut l’amie intime de Virginia Woolf à qui elle inspira Orlando, réussit dans Toute passion abolie à décrire aussi bien l’attitude compassée de la famille de Lord Slane, les chicaneries qui masquent le manque d’affection, que la vie intime de Lady Slane, débarrassée de la gangue mondaine. C’est elle le vrai sujet du récit et, tout compte fait, « un esprit rare ».

     

  • Courir

    « La plupart des adultes partent du principe que les émotions de l’adolescence ne comptent pas vraiment, que ces violents accès de rage et de haine, ces moments atroces de gêne et d’horreur, ces élans d’amour abject et désespéré passeront avec l’âge, qu’ils font partie de la puberté, qu’ils ne sont rien qu’une sorte de répétition avant le vrai spectacle. Ce n’est pas vrai. A treize ans, tout compte. Tout a des bords tranchants. Tout vous blesse. » (Pion) 

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    « Moi aussi j’avais couru comme ça, je m’en souvenais parfaitement, et il n’y avait pas si longtemps non plus, à l’époque où les week-ends avaient la longueur du terrain de foot. De nos jours, ils passent comme l’éclair. Semaines, mois, années
    se bousculent et disparaissent comme dans le chapeau d’un prestidigitateur.
    Je m’interroge encore pourtant : pourquoi les garçons courent-ils toujours ?
    Et moi, quand ai-je cessé de courir ? »
    (Roi)

     

    Joanne Harris, Classe à part.

  • Suspense garanti

    Qui a vécu au sein d’une école prestigieuse, ancienne, traditionnelle, se retrouvera
    chez lui dans le roman de Joanne Harris, Classe à part, un titre qui lui correspond bien même s’il ne traduit pas littéralement Gentlemen and Players (2005). La romancière anglaise, dont le troisième roman, Chocolat, a connu un beau succès au cinéma, a pris au jeu d’échecs les rôles de ses personnages : un pion et un roi, en alternance, plus tard un cavalier et une reine.

     

    Il y a des lignes qu’on n’est pas censé franchir – « Entrée interdite au-delà de cette limite » – et qui donnent envie de le faire : « La limite qui sépare le criminel de la société des honnêtes gens est une frontière aussi arbitraire et insensée que les autres, une simple ligne tracée par quelqu’un dans la poussière. » Voilà ce que ressent déjà à neuf ans le rejeton de John Snyde, devenu le « porter » de Saint Oswald. Son père est très fier de son emploi dans ce lycée réputé dont ils occupent la Vieille Loge. 

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    Quelle frustration pour l’enfant d’habiter un tel endroit sans pouvoir s’y inscrire ! Les élèves de Saint Oswald semblent « d’une autre race » que ceux de l’école populaire où celui qui aime les livres est un bouc émissaire : « Ils me paraissaient non seulement dorés par le soleil et par la vie qu’ils menaient dans un cadre aussi beau mais aussi par quelque chose de moins tangible, par une assurance naturelle, un vernis mystérieux qui les revêtait tout entiers. » (On se croirait avec Emma Bovary au Château de la Vaubyessard.)

     

    A la rentrée de septembre, Straitley songe aux trente-trois ans passés là à enseigner le latin, il va sur ses soixante-cinq ans. « Encore un trimestre et, comme au cricket, j’aurait fait une Centaine. Mon nom sera inscrit au tableau d’honneur du personnel. » Très attaché à la salle 59, dans le clocheton, il observe que comme les chiens et leurs propriétaires, salles de classe et enseignants finissent par avoir un air de famille. « Territoire souvent concédé mais jamais cédé », avec son vieux bureau et ses pupitres de bois maintenus malgré la vogue des tables modernes, la sienne a le même charme que sa vieille veste de tweed, malgré les souris. Mais la réunion de professeurs jette vite une ombre sur cette rentrée : les salles reçoivent une nouvelle numérotation, de nouvelles occupations. Non seulement on prive Straitley de son bureau, mais il devra partager « son » local avec d’autres.

     

    Quaz, comme le surnomment ses élèves (pour Quasimodo), jauge rapidement les nouveaux collègues. Lui-même se range parmi les Tweedys, des solitaires très
    attachés à leur territoire, leur tasse à thé, leurs plantes vertes. Il repère deux personnalités a priori sympathiques : miss Dare, une linguiste, et Chris Keane, le nouvel angliciste. Mais ni lui ni personne ne se doute qu’une Taupe vient de s’introduire à Saint Oswald, quelqu’un qui n’a jamais supporté l’humiliation ni le
    renvoi de son père, le gardien John Snyde. Quelqu’un qui connaît déjà par cœur tous les recoins de cette école qu’il a explorée clandestinement pendant son enfance, toits compris. Quelqu’un qui, à treize ans, s’est même mêlé régulièrement aux élèves, sans que personne ne remarque jamais Julien Dutoc, l’élève invisible - à part pour un garçon rebelle avec qui s’est nouée une amitié très particulière. Un des nouveaux professeurs n’est pas celui qu’on croit. Avec la même facilité qu’alors, il s’est fait une place dans ce monde insupportablement interdit.

     

    Classe à part distille une vengeance habile, sournoise, machiavélique. Il s’agit de faire s’écrouler le bel édifice. Tous les coups sont permis contre les élèves, les collègues, la direction, la réputation même de l’établissement de prestige où personne, jamais, n’a eu la moindre idée de ce que signifie, pour un enfant, d’être exclu d’emblée de ce paradis, à cause de son origine sociale.

     

    Le suspense est donc garanti. En même temps, Joanne Harris nous plonge dans l’atmosphère si particulière d’une année scolaire, avec les motivations diverses, les rivalités et les alliances, à tous les niveaux. « Le domaine vestimentaire, écrit l’auteur avec humour à propos de l’uniforme, est le champ-de-mars des jeunes ». Le vieux Straitley connaît la chanson. S’il sait jouer la comédie en classe, faire régner l’ordre, s’insurger contre les vaines nouveautés pédagogiques ou administratives, il est plein d’affection pour ses élèves. Dès que les choses commencent à mal tourner, il pressent derrière ces événements une intelligence impitoyable. Nous partagerons ses soupçons mais, comme lui, alors que le pion nous a mis tout le long dans la confidence, le dénouement nous surprendra, alors que nous croyions avoir tout deviné.
    « Audere, agere, auferre », c’est la devise de Saint Oswald. Oser, agir, triompher.